Le théâtre religieux en Maurienne au XVIe siècle par Gaston Tuaillon

L'Histoire de Monseigneur Saint Sébastien

Extrait d'un article publié par l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Savoie. Mémoires 2000. Disponible en ligne sur gallica.bnf.fr


L' objet de cette communication est de présenter l'évolution du
théâtre religieux dans les Alpes, sur les deux versants du Mont-Cenis,
depuis le mystère médiéval jusqu'à la tragédie religieuse classique,
grâce à trois textes qui traitent du martyre de saint Sébastien et dont
le tableau chronologique est présenté en annexe 1 :
- L'Histoire de Monseigneur Saint Sébastien, mystère du XVe
siècle en deux journées, représentée quatre fois en Maurienne au
cours du XVIe siècle.
- La Dioclétiane de Lanslevillard, écrite par Jean Scybille, notaire
à Lanslevillard (Haute-Maurienne) entre 1580-1590 environ.
- La Dioclétiane de Chaumont, écrite par Jean Brodel, curé de
Chaumont et représentée dans cette paroisse en 1725.

La première pièce est tout à fait dans la tradition des immenses
narrations du XVe siècle ; la seconde nous offre le premier texte de
mystère qui ait été découpé en actes et en scènes ; la troisième pièce
est une tragédie classique en cinq actes et en alexandrins. Voilà
pour les textes.
Il n'est pas superflu - même dans la capitale historique de la
Savoie - de situer les lieux où s'est faite cette évolution théâtrale.
Lanslevillard se perche à 1500 mètres d'altitude, sur le versant
savoyard du col du Mont-Cenis. Chaumont (aujourd 'hui et cela
depuis 1880 environ : Chiomonte) se situe à 800 mètres d'altitude, à
une dizaine de kilomètres, en amont de Suse, sur la route qui
conduit au Mont-Genèvre ou au Fréjus. Chaumont a fait partie du
royaume de France, de 1349 à 1713 ; ainsi, Chaumont, dans le bassin
du Pô, a connu une époque française deux fois plus longue que
celle de la ville de Chambéry. Linguistiquement, Chaumont, qui
parle un patois occitan, fait partie du pays de Briançon. Dès avant
l'édit de Villers-Cotterets, le français était connu à Chaumont ; depuis
cette ordonnance, Chaumont n'a été administré qu'en français. Au
traité d'Utrecht, toutes les possessions françaises à l'Est des Alpes
sont entrées dans les États de Piémont-Savoie ; mais elles ont longtemps
encore été administrées en français (Oulx a rédigé ses procèsverbaux
de conseil municipal en français jusqu'en 1912). En 1725,
lors de la représentation de La Dioclétiane, l'italien n'était guère
connu à Chaumont. La pièce a été écrite, à Chaumont même, par le
curé de la paroisse, en français et même en alexandrins. Tel est le
pays dans lequel les représentations paroissiales de la vie de saint
Sébastien ont permis à des écrivains montagnards de suivre l'évolution
du théâtre en France.

L'Histoire de Monseigneur Saint Sébastien

La Savoie a commencé à représenter des mystères en français dès
le XVe siècle. À cette époque, cette activité théâtrale se déroulait en
milieu aristocratique, le plus souvent dans des cérémonie organisées
sur l'initiative du duc lui-même, ou en son honneur, lors de ses
déplacements. Cette époque s'est terminée vers 1490. Un demi-siècle
plus tard, le théâtre religieux a connu une nouvelle vogue, essentiellement
en Maurienne, dans des paroisses montagnardes qui ne
bénéficiaient d'aucune tradition théâtrale. J'explique l'expression
«essentiellement en Maurienne»: entre 1542 et 1610, il y a eu 27
représentations de mystères en Savoie
, dont une à Rumilly, une autre
à Aime et 25 (c'est-à-dire 92%) en Maurienne. Le phénomène est
bien essentiellement mauriennais.

On a trop souvent imaginé que ce qui avait été représenté en
Maurienne avait inévitablement été rédigé en Maurienne, par des
Mauriennais. Pour montrer la puérilité de ce point de vue, il suffit de
calculer l'importance des textes qui ont été joués dans ces 25 représentations
mauriennaises: entre 60.000 et 80.000 vers. Peut-on imaginer
que les Mauriennais qui, au XVIe siècle, étaient en train d'apprendre
le français, aient pu fournir, d'un seul coup, assez d'écrivains
pour rédiger cette masse de textes versifiés? On connaît un
écrivain mauriennais du milieu du XVIe siècle, Nicolas Martin : son
œuvre française se borne à huit noëls et quatre chansons. Cela n'a
aucune commune mesure avec les 80.000 vers des mystères. Je
connais bien les Mauriennais et je ne doute pas qu'ils peuvent être
intelligents. Mais pas à ce point là ! 80.000 vers d'un seul coup !
Pour comprendre cette soudaine explosion de l'activité théâtrale
en Maurienne, nous allons suivre l'histoire d'un texte qui raconte le
martyre de saint Sébastien. La première représentation eut lieu à
Beaune en 1546
, pendant les années d'administration française, dix
ans après le début de cette présence française.

Pour la plupart, vous n'êtes jamais passés à Beaune, en vous rendant
en Haute-Maurienne ou en Italie. Beaune n'est aujourd'hui
qu'une commune montagnarde perchée à 1100 mètres d'altitude, au-dessus
de Saint-Michel. Beaune se trouve en face de l'immense paroi
rocheuse couronnée par le fort du Télégraphe.Au XVIe siècle, on ne
pouvait pas, à cet endroit, remonter la vallée en longeant la rivière ;
il fallait passer par-dessus l'énorme verrou glaciaire du Pas du Roc. Il
fallait monter à près de 1000 mètres d'altitude, après avoir traversé le
bien nommé village de La Porte qui donnait accès au bassin de
Saint-Michel.
Beaune se situe au-dessus de ce passage obligé ; c'était un lieu
idéal pour surveiller les passages vers l'Italie ou venant d'Italie. Les
armées royales ont dû s'en apercevoir. Beaune n'était donc pas un
bout du monde ni un écart montagnard éloigné de tout ; c'était au
XVIe siècle un village idéal pour une petite garnison. C'est là qu'eut
lieu la troisième représentation (1) mauriennaise d'un mystère, celui de
saint Sébastien
, très probablement d'après le texte intitulé L'Histoire
de Monseigneur Saint Sébastien.

Dans son ouvrage Le théâtre religieux en Savoie au XVIe siècle,
Jacques Chocheyras a bien montré que les représentations paroissiales
des mystères suivaient les épidémies de peste
. Pendant l'épidémie,
on faisait le vœu d'honorer le saint protecteur, saint Sébastien
en l'occurrence. Il y avait deux façons d'honorer un saint : lui édifier
une chapelle ou organiser une représentation de l'histoire de sa vie.
Comment les montagnards de Maurienne sont-ils passés de l'architecture
au théâtre ? Ils savaient construire, mais ils ignoraient tout du
théâtre. De plus, le fait d'avoir été épargné de la peste ne donnait à
personne l'inspiration nécessaire pour rédiger les 6 000 vers d'une
représentation en deux journées. Il a fallu tout importer de France.

(1) La première représentation est celle d'une Passion, à Modane, en 1542 ; la seconde,
celle de La Patience de Job, à Lanslevillard, également en 1542.

Justement en France, notamment dans l'immense circonscription
du Parlement de Paris, il était interdit de représenter un mystère.
En Savoie, même française, dans la petite circonscription du tout
récent Parlement de Chambéry, les représentations de théâtre religieux
n'étaient pas interdites. On ne sait si cette différence a provoqué
un appel d'air qui aurait orienté vers la Savoie des équipes de «théâtriers
», metteurs en scène et acteurs; il serait même téméraire de
l'affirmer. Mais cela a provoqué un appel d'air qui a remué les textes,
que des clercs intéressés par le théâtre religieux - aumôniers militaires
ou autres clercs - ont pu proposer à l'évêché ou directement aux
paroisses. C'est très probablement ainsi que l'Histoire de Monseigneur
Saint Sébastien est arrivée à Beaune, en Maurienne
. La communauté
paroissiale remercia le saint protecteur, en mettant en scène
l'histoire de sa vie, telle qu'on l'avait rédigée, là-bas en France, et
telle qu'un clerc venait de l'apporter dans la petite paroisse montagnarde.

La vie de Saint Sébastien en deux journées a été représentée
quatre fois en Maurienne au cours du XVIe siècle : en 1546 à Beaune,
en 1565 à Beaune après une nouvelle épidémie de peste
, en
1565 à Albiez-le-Vieux après cette même épidémie et en 1567 à
Lanslevillard. Il est très probable que ces trois paroisses, distantes
d'une cinquantaine de kilomètres, se soient servies du même texte
l'Histoire de Monseigneur Saint Sébastien, mystère en deux journées,
c'est-à-dire représenté deux dimanches de suite. Nous en avons le texte
complet grâce à deux manuscrits.


L'un des manuscrits contient la première journée. Il a été publié
en 1872 par François Rabut, dans les Mémoires et Documents
publiés par la Société Savoisienne d'Histoire et d'Archéologie (tome
XIII, pp. 257-452). Après cette édition, le manuscrit a été déposé à la
Bibliothèque nationale. Je n'ai pas vu ce manuscrit, mais je pense
qu'il est bien comme François Rabut l'a publié : un texte continu,
sans adjonctions marginales. Ce manuscrit a été rédigé par le notaire
Platon de Lanslevillard, pour envoyer un texte net et propre à
l'évêché, qui devait donner son nihil obstat ou le censurer.

Le deuxième manuscrit, qui vient d'être retrouvé à Saint-Jean-de-
Maurienne, est le plus ancien. Une page et sa transcription sont
présentées (annexe 2). Le milieu de la page est occupé par les octosyllabes
du texte original ; les marges portent parfois des ajouts mauriennais
en une écriture différente (annexes 2 et 3). On ne peut pas
dire si ces petits compléments ont été rédigés à Beaune, à Albiez ou
à Lanslevillard ; on peut simplement affirmer qu'ils ont été utilisés
lors de la dernière représentation à Lanslevillard, en mai 1567. Grâce
aux deux manuscrits, toute l'Histoire de Monseigneur Saint Sébastien
peut être connue. L'analyse des filigranes du papier permet de
dire que ce manuscrit ne peut pas être antérieur à 1528. Comme les
papiers ont été fabriqués à Genève et en Piémont, on peut penser
qu'il s'agit d'une copie savoyarde.

L’Histoire de Monseigneur Saint Sébastien est une immense narration
et surtout une très lente narration. L'histoire commence à
Rome, mais l'empereur est obligé d'envoyer une mission en Syrie,
pour rappeler le co-empereur Maximien. L'édit de persécution est
signé, deux polices surveillent les chrétiens. On arrête, on emprisonne,
on interroge, on torture, et enfin on exécute des chrétiens, mais successivement.
Sébastien visite les prisonniers, fait des miracles, obtient
des conversions,jusqu'au moment où lui aussi est arrêté et martyrisé,
deux fois puisqu'il a résisté aux flèches des archers. Après la mort,
l'âme de Sébastien, un petit garçon habillé comme l'adulte Sébastien,
revient sur scène pour demander aux saintes femmes de Rome de retirer
son cadavre du cloaque et de l'enterrer chrétiennement.

Pour décrire plus complètement le texte de ce mystère, tel qu'il a
été représenté à Lanslevillard en mai 1567, je dois vous présenter un
exemple d'ajout mauriennais. Celui-ci est l'un des plus intéressants :
c'est une sorte de sermon sur la chasteté et sur la syphilis. Ce sermon
ne peut pas faire partie du texte primitif du XVe siècle : à cette
époque, Christophe Collomb et ses marins n'avaient pas encore
importé la maladie en Europe et les armées espagnoles et françaises
n'avaient pas encore généreusement distribué le mal partout où elles
passaient. Entre 1536 et 1559, les armées royales occupèrent la
Savoie et la contaminèrent
; la contamination fut particulièrement
forte en Maurienne, dont les habitants prirent vite conscience de la
maladie nouvelle. En 1555, une chanson de Nicolas Martin dénonce
la maladie, en accablant une pauvre malade. Dans le texte du mystère
joué à Lanslevillard, quelqu'un de Lanslevillard, sans doute le
curé, a inséré un sermon sur la chasteté et sur la saine peur de la
vérole, dans la première journée( 2) du Mystère. Ce texte local est mis
dans la bouche du Fol, comme pour apporter quelques gaudrioles
au milieu de discours aussi sérieux que ceux d'un mystère :

(2) La première journée de ce mystère a été publiée par François Rabut dans Mémoires
et documents publiés par la Société Savoisienne d'Histoire et d'Archéologie, tome XIII,
Chambéry, 1872, pp. 257-452.



Un bref commentaire sur ce texte qui date de 1566, au plus tard.
Premièrement: ce sont les femmes qui donnent la vérole et non
l'inverse. Et puis: c'est la nouvelle punition de Dieu infligée aux
luxurieux. Les soldats de l'armée française n'y sont pour rien. Quoi
qu'il en soit, voilà un exemple d'ajout mauriennais. La censure épiscopale
a donné son nihil obstat à ce sermon qui prêche la vertu, la
prudence sanitaire, la crainte de Dieu et de la vérole. Il y a beaucoup
d'autres ajouts mauriennais, souvent plus plaisants, rarement aussi
lourds de témoignage.
L'Histoire de Monseigneur Saint Sébastien a été jouée une dernière
fois en 1567, à Lanslevillard. L'histoire racontée par ce mystère
était peinte à fresques sur le mur sud de la chapelle de Saint-Sébastien,
les murs ouest et nord étant occupés par d'autres fresques représentant
des scènes de la vie de Jésus. Cet exposé sur cet immense
mystère peut être complété par une visite de ces fresques de Saint-
Sébastien, dont la qualité picturale est étonnante.

(3) Ten femmes : Le (?) que je mets signifie que je ne comprends pas la lecture faite par
Rabut. Quant à escripte, il s'agit d'une correction que je propose pour escoipte de Rabut,
forme qui n'a aucun sens.



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