Le dénombrement de la gabelle du sel de 1561 à Saint-Léger en Maurienne
Mon intérêt pour Saint-Léger, petite commune de Basse Maurienne, est à la fois généalogique et historique. C'est en ce lieu que depuis au moins quatre siècles ont vécu ceux qui m'ont transmis mon patronyme. Un acte notarié du 23 juin 1606 indique que Mathieu fils de feu Mathieu FECEMAZ de Beaune, habitant de Saint-Léger, vend des terres à Beaune, afin d'acheter des terres à Saint-Léger pour sa femme, fille de Gaspard CLAVAUDIER. Les FESSEMAZ (orthographe actuelle) sont donc venus de Beaune (voir les articles du blog consacrés à cette commune de Moyenne Maurienne) au tournant du XVIIe siècle et se sont mariés avec des familles originaires de Saint-Léger depuis au moins le recensement de 1561.
Le contexte historique à l'origine de la consigne du sel de 1561
Avant de présenter les résultats statistiques de ce recensement, il faut en rappeler son contexte historique. La Savoie est occupée par la France depuis 1536, sous les règnes de François Ier, puis d'Henri II. Le bilan de cette occupation est lourd, en particulier pour la Maurienne qui a subi le passage de troupes vers le Piémont, ainsi que des pillages et des épidémies de peste (1). Mais à la suite de la victoire espagnole de Saint-Quentin sur les Français en 1557, et du traité de Cateau-Cambrésis en 1559, le jeune duc de Savoie Emmanuel-Philibert (1528-1553-1580), allié de Philippe II d'Espagne obtient la restitution de tous ses États occupés. Pour les moderniser et transférer sa capitale de Chambéry à Turin, il a besoin d'argent. C'est pour cela qu'il décide de créer un impôt sur le sel, denrée essentielle à l'époque pour la nourriture des hommes et des bêtes et pour la conservation des aliments. Le duc de Savoie s'arroge le monopole de la vente de sel et la consommation obligatoire de sel est fixée par individu à 11,4 kg par an. Chaque feu (personnes vivant sous un même toit) doit s'approvisionner auprès d'un grenier à sel ducal, au tarif de 10 florins le sac de 47 kg, dont 4 florins pour la valeur marchande du sel et 6 florins pour l'impôt. Le calcul de l'impôt nécessite ainsi de mesurer la population du duché. Le duc de Savoie a désigné un commissaire dans chaque province pour effectuer le décompte. En Maurienne, c'est le commissaire Rybet qui est chargé de parcourir à cheval les 66 paroisses de la vallée de l'Arc et de recueillir les données locales auprès des syndics et des curés. La consigne du sel de 1561 est une source exceptionnelle d'informations, car c'est un des premiers recensements effectués en Europe : il s'agit en fait d'un dénombrement qui présente la liste des noms des chefs de famille, les prénoms des personnes vivant dans un même feu, ainsi que le bétail "prenant sel" (bovins, ovins, caprins) (2).
Note (1) : Histoire de la Maurienne, tome II. Adolphe Gros. Première édition en 1946 et réédition en 2006, page 38.
Note (2) : Les noms de famille mauriennais. Origine et localisation d'après la consigne de 1561. Daniel Déquier, Jean-Marc Dufreney, Marie-Claire Floret, Jean Garbolino, Ginette Paret. Imprimerie Roux, décembre 2020. Les auteurs de l'ouvrage ont transcrit les listes conservées par les Archives de Savoie et ont comptabilisé dans les 66 paroisses de Maurienne, 9 770 feux et 39 963 habitants.
Le recensement de la population de Saint-Léger daté du 18 juillet 1561
Source des deux images : Dénombrement nominatif, feu par feu, des personnes composant chaque feu,
y compris les privilégiés et les mineurs de moins de cinq ans et
dénombrement du bétail prenant sel. Archives de Savoie, paroisse de Saint-Léger : SA 2071 vue 3/9 et SA 2076 vue 23/29.
Pour des raisons généalogiques, je me suis intéressé au dénombrement effectué à Saint-Léger. Il s'agit d'une petite paroisse de Basse Maurienne puisqu'elle ne compte que 63 feux et 285 personnes identifiées, sans prendre en compte les chambrières, les serviteurs et un berger non cités nommément dans la liste. En y ajoutant les 23 personnes de service on arrive à un total de 308 habitants.
Les indicateurs socio-démographiques
La taille des feux et leur structure familiale
En 1561 à Saint-Léger, 58,7% des feux ont entre 3 et 5 personnes et la taille moyenne d'un feu est de 4,5 personnes, soit un peu plus que pour l'ensemble des 66 paroisses de Maurienne où elle n'est que de 4,1 personnes. Il s'agit d'une paroisse rurale dont la population est dispersée dans plusieurs hameaux, mais contrairement au recensement de 1759, les lieux d'habitation ne sont pas cités. À titre comparatif on notera que dans la cité de Saint-Jean-de-Maurienne, bourg de 1814 habitants, la taille moyenne d'un feu n'est que de 2,9 habitants et à Épierre petite paroisse voisine de 176 habitants, elle n'est que de 3,5 habitants (3).
Note (3) : Les noms de famille mauriennais. La population de 1561, pages 20-21.
Si on s'intéresse à la composition familiale des 63 feux, on observe que la forme dominante est la famille nucléaire (présence d'un seul couple marié avec ou sans enfants) que l'on trouve dans 40 feux soit 63,5 %. Cette proportion est comparable à celle de 62 % calculée par Bruno Gachet dans son étude sur un échantillon représentatif des paroisses de l'ensemble des provinces du duché de Savoie en 1561(4). À Saint-Léger, les familles nucléaires peuvent avoir en fonction de l'âge du couple entre zéro et six enfants, la forme la plus fréquente étant celle du couple avec deux enfants que l'on rencontre dans 11 feux. Une variante de cette forme dominante est la famille nucléaire élargie que l'on rencontre dans 5 feux soit 7,9 % : il s'agit d'un couple marié avec des aïeux (mère veuve) ou des collatéraux non mariés (frère, sœur, oncle). La seconde forme la plus fréquente est celle de la famille monoparentale que l'on rencontre dans 8 feux ayant un à quatre enfants, soit 12,7 %. À leur tête on ne trouve que des femmes veuves, cela peut s'expliquer par une mortalité un peu plus forte pour les hommes et surtout par les conventions religieuses de l'époque qui déconseillent aux femmes de se remarier alors que les hommes se remarient très vite. En troisième position, on trouve la famille polynucléaire présente dans 6 feux soit 9,5 % : cette structure complexe comporte souvent plusieurs générations avec à la tête du feu un grand-père marié ou veuf et des enfants mariés. Marginalement on recense à Saint-Léger 3 feux solitaires (une veuve, un veuf, le prêtre vicaire de la paroisse) et 1 feu orphelin composé de deux sœurs qui ont perdu leurs deux parents (5).
Note (4) : Au cœur du XVIe siècle en Savoie. La gabelle du sel de 1561. Bruno Gachet, Société savoisienne d'histoire et d'archéologie, 2ème trimestre 2011. Le feu et la famille, pages 52 et suivantes.
Note (5) : " Les feux solitaires, célibataires ou veufs, sont particulièrement nombreux en ville. Selon que l'on tienne compte des célibataires uniquement, ou des veuf(ve)s et séparés, ils sont respectivement 20 et 27 % à Saint-Jean-de-Maurienne (...) alors qu'ils sont généralement moins de 10 % ailleurs, avec des valeurs intermédiaires dans toutes les paroisses de Maurienne. " Bruno Gachet, page 54.
La répartition par sexe des habitants
Si on retient uniquement les 285 personnes identifiées de Saint-Léger, on recense 141 personnes de sexe féminin contre 144 personnes de sexe masculin, soit en pourcentages une répartition de 49,5 % contre 50,5 %, ce qui donne un écart de 1 point de % à l'avantage des hommes. Cependant en ajoutant les 15 chambrières, les 7 serviteurs et le berger en tant que personnes non identifiées, l'équilibre s'inverse à l'avantage des femmes avec une répartition de 50,6 % contre 49,4 %. Cette dernière est identique à celle mesurée par l'étude de Bruno Gachet pour l'ensemble du duché de Savoie (6).
Note (6) : Au cœur du XVIe siècle en Savoie. La gabelle du sel de 1561. La répartition des sexes, " la répartition serait de l'ordre de 50,5 femmes pour 49,5 hommes." pages 38-39.
La répartition par âge des habitants
Le dénombrement n'indique pas les âges des personnes, sauf pour les enfants de moins de cinq ans qui sont exemptés de l'impôt sur le sel. Il faut retenir qu'à l'époque plus on s'éloigne de la date de baptême moins les personnes ont une connaissance exacte de leur âge. On recense à Saint-Léger 41 enfants de moins de 5 ans, 18 filles et 23 garçons, ce qui représente 14,4% des personnes identifiées (7). Ce chiffrage n'est lui-même par certain, car il est possible que pour échapper à l'impôt, certains feux ont pu tricher sur l'âge des enfants ayant un peu plus de cinq ans. De même le problème des prénoms mixtes fait que le nombre de jeunes garçons est peut-être surestimé, certes il naît naturellement plus de garçons que de filles, mais le rapport ici est un peu déséquilibré : 43,9% de filles contre 56,1 % de garçons.
En fonction de la composition de chaque feu, présence ou non d'autres enfants célibataires ou mariés, nombre d'enfants, veuvage, j'ai essayé d'estimer une année de naissance pour chaque personne en partant de l'hypothèse d'un âge au premier mariage d'environ 25 ans. L'exercice est difficile, car un couple sans enfant peut être un jeune couple qui vient juste de se marier vers 1560 ou au contraire un couple âgé dont les enfants sont partis du feu ou sont décédés. La pyramide des âges qui en résulte est une construction très aléatoire qui ne donne que des ordres de grandeur. On peut cependant affirmer qu'elle est très éloignée de celle que l'on peut observer aujourd'hui à travers les recensements de l'Insee (8). En 1561, la pyramide a une base large, car le taux de natalité est élevé : on peut l'estimer à Saint-Léger à plus de 30 pour 1000 habitants à partir d'une moyenne de 8,75 naissances par an de 1557 à 1560. Par contre le sommet de la pyramide est étroit et peu élevé : j'ai estimé que seulement 6 personnes pouvaient avoir environ 60 ans, soit 2,1 % de la population. Cette forme s'explique par une espérance de vie qui ne dépasse pas une trentaine d'années à cause de taux de mortalité infantile et juvénile très forts.
Note (7) : D'après l'ouvrage cité plus haut de Bruno Gachet page 40, la part des enfants de moins de 5 ans dits mineurs est de 15 % de la population en Savoie en 1561.
Note (8) : Au recensement de 2018, Saint-Léger comptait 231 habitants, seulement 14,2 % avaient moins de 15 ans et 38,1% avaient 60 ans et plus. Insee. Dossier complet, commune de Saint-Léger (73252) https://www.insee.fr/fr/statistiques/2011101?geo=COM-73252#chiffre-cle-1
La répartition des prénoms
Dans le dénombrement de Saint-Léger, 92,5 % des personnes sont recensées par un prénom. Celles qui ne sont pas prénommées sont les 15 chambrières, les 7 serviteurs et le berger, c'est-à-dire les personnes de service. Nous avons pris le parti de présenter les prénoms dans leur orthographe moderne afin d'uniformiser les fréquentes variantes orthographiques constatées. Au niveau des enfants, le classement selon le sexe se heurte aux prénoms mixtes de l'époque (Anthoine, Claude, Dominique, George) quand il n'est pas précisé s'il s'agit d'une fille ou d'un garçon. Il y a donc une petite incertitude sur le décompte exact des femmes et des hommes. Dans les deux cas, 32 prénoms différents sont utilisés, mais il y a une forte concentration sur les dix premiers prénoms qui rassemblent 72,3 % des femmes et 72,2 % des hommes. On notera qu'à Saint-Léger en 1561, il n'y a pas un seul prénom composé, alors qu'il en existe au milieu du XVIIe siècle dans les registres de la paroisse.
Le choix des prénoms est fortement marqué par le calendrier des Saints de la religion catholique : on trouve à la première place Jean (Jehan) qui rassemble 15,3% des prénoms masculins et Jeannette (Genette) qui domine encore plus avec 19,1% des prénoms féminins, et on pourrait additionner à ce diminutif les 4,3 % de Jeanne. Les neuf autres prénoms masculins les plus répandus à Saint-Léger en 1561 sont : Pierre, Antoine (plusieurs saints très populaires), Bernard, Claude (influence de la Franche-Comté, saint Claude était évêque de Besançon au VIIe siècle), Jacques (on peut penser à l'influence du prieuré bénédictin de la Corbière de la paroisse voisine de Saint-Pierre-de-Belleville), Louis (influence germanique et mis à la mode par les rois de France), André, Simon, Michel (archange). Les neuf autres prénoms féminins les plus répandus sont Claudine (Claude ou Clauda), Pernette (dérivé de Pierre), Françoise, Jacquemette, Antoinette, Michelette, Louise, Jeanne et Laurence. On notera que Léger, saint patron de la paroisse, ne figure qu'une fois chez les hommes, il est plus rare que ceux de communes voisines : Georges qui est celui de Saint-Georges-d'Hurtières figure trois fois chez les hommes et se décline en Georgette chez les femmes ; Philibert saint patron de La Chapelle figure deux fois. Il existait au XVIe siècle dans la plaine de Saint-Léger une église sous le patronage de saint Sébastien, mais que les crues de l'Arc auraient emporté (9), son influence se limite à un prénom féminin en 1561. Le culte de la Sainte Vierge ne se traduit dans les prénoms féminins que par la présence de trois Marie, et il n'y a pas de prénoms composés avec Marie du côté masculin alors que cela s'observe dans les siècles suivants. Joseph, le "père" de Jésus est absent du stock des prénoms de l'époque, son culte ne se développera qu'au XVIIe siècle. On peut attribuer au fondateur de la Maison de Savoie, Humbert-aux-Blanches-mains (970-1042), la présence de trois Humbert dans les prénoms masculins. Du côté des prénoms originaux on retiendra : deux Collet (décliné au féminin en deux Collette), un Enemond, un Rolet et un Thievent (décliné au féminin avec une Thievena) (10).
Une dernière remarque concernant la présence particulière dans la liste de Saint-Léger du feu orphelin n°25 de Jeannette et Mauricette CLAVAUD, filles de feu Sarrasin (Sarazin) CLAVAUD. Ce dernier ne figure pas dans le tableau des prénoms de 1561, car il est décédé, mais son prénom peut faire penser à un éventuel descendant des lointains Sarrasins dont l'invasion au Xe siècle a profondément marqué l'histoire de la Maurienne (11).
Note (9) : 1000 ans d'histoire de la Savoie. La Maurienne. Article de Jean-Pierre Henry sur Saint-Léger page 140. Éditions Cleopas, avril 2008.
Note (10) : En dehors de Colette qui est encore un prénom usité, les autres exemples ont disparu dans les siècles suivants. Bruno Gachet dans son étude sur l'ensemble de la Savoie qui porte sur 78 009 personnes prénommées a relevé 97 Collet et 487 Colette, aucun Enemond, 108 Rolet, 146 Thievent et 52 Thievene. Au cœur du XVIe siècle en Savoie, la gabelle du sel de 1561, pages 157-160.
Note (11) : Pour approfondir le sujet : Chapitre XI L'invasion sarrasine, dans Histoire de la Maurienne, tome I. Adolphe Gros, Première édition en 1946 et réédité en 2006.
Les Sarrasins en Maurienne. De bouche à oreille : contes et récits de la tradition orale en Maurienne. Daniel Déquier, éditions les Savoisiennes, 1993. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33698950/f34.image.r=(prOx:%20%22Saint%20l%C3%A9ger%22%2010%20%22Hurti%C3%A8res%22)?rk=493564;4
Une grande diversité de patronymes
Nous ne pouvons analyser que les noms des chefs de feux, car ceux des épouses ou des veuves ne sont jamais mentionnés. Il en est de même dans les registres paroissiaux de Saint-Léger jusqu'en 1671. Cela traduit la place secondaire de la femme dans les règles sociales de la famille de l'époque. Il faut être conscient des difficultés du commissaire Rybet chargé de dresser les listes dans les 66 paroisses de Maurienne, car les règles orthographiques du français ne sont absolument pas fixées et la prononciation des noms peut entraîner des confusions avec des lettres comme le l ou le r. Il en résulte souvent une grande variété d'écriture d'un même patronyme qui complique les recherches généalogiques. Autre obstacle à l'étude des documents, la graphie de l'époque est difficile à déchiffrer (12).
Note (12) : Les noms de famille mauriennais, Les difficultés d'écriture, page 15.
On recense 50 patronymes différents d'après la liste dressée par le commissaire Rybet, un total que l'on pourrait réduire de quelques unités si on ne tenait pas compte des variantes orthographiques utilisées pour plusieurs noms : BOUVIER et BOVIER, CHAMIOT et CHAMIOUZ, FAUVRE et FAVRE, REIMOND, REMONT et REYMOND. En réalité, le nombre de patronymes dépasserait la cinquantaine, car on ne connaît que les patronymes des 218 personnes qui ont une filiation avec les 63 chefs de feux (76,5 % des 285 personnes identifiées) , mais on ne connaît pas les noms de jeune fille des 67 épouses et veuves recensées (23,5 % des personnes). On y retrouverait des patronymes connus, car les mariages entre familles d'une même paroisse étaient très fréquents à l'époque, mais également quelques autres patronymes des paroisses voisines comme Saint-Rémy, La Chapelle, Épierre et Saint-Pierre-de-Belleville ainsi que de paroisses plus lointaines.
Pour faire des comparaisons, Bruno Gachet propose de calculer un coefficient de diffusion des patronymes en rapportant le nombre de noms différents au nombre total de feux dans une paroisse. Dans son étude portant sur un échantillon de 19 paroisses de Savoie, le coefficient varie de 16 % à Val-d'Isère à 81 % à Moûtiers, avec une moyenne de 45 %, c'est-à-dire 45 patronymes différents pour 100 familles dans une paroisse (13). Le calcul du coefficient de diffusion des patronymes à Saint-Léger donne 71 %, en rapportant 45 patronymes (après élimination des variantes orthographiques) aux 63 feux. Ce niveau élevé, plus important que celui calculé dans une ville comme Saint-Jean-de-Maurienne (64 %), est l'indice d'activités socio-économiques importantes. Selon mes calculs le coefficient de diffusion des patronymes est de 65 % à Argentine, 73 % à Saint-Pierre-de-Belleville et il monte à 86 % à Épierre. Dès 1561, cet indicateur traduit l'important brassage de population lié aux activités industrielles (travail du fer) qui caractérisent historiquement ces paroisses de Basse Maurienne (14).
Note (13) : Au cœur du XVIe siècle en Savoie, la gabelle du sel de 1561, La diffusion des patronymes, pages 123 et suivantes.
Note (14) : Les noms de famille mauriennais, La population en 1561, page 20.
Les 10 premiers patronymes de Saint-Léger se retrouvent dans 24 feux et rassemblent 123 personnes (43,5 % des personnes identifiées). Le patronyme dominant est BERGIER (BERGER) que l'on trouve dans 6 feux qui rassemblent 26 personnes. Peut-on faire un rapprochement avec le ruisseau du Berger qui traverse la commune ? Le second patronyme est BOUVIER présent dans deux feux de 13 personnes, nom donné à un conducteur de bœufs, très fréquent dans l'Isère et en Savoie. Viennent ensuite BRUM et CURT, des patronymes dont l'étymologie est liée aux caractéristiques physiques des personnes : BRUN est un patronyme très répandu qui peut désigner celui qui a les cheveux bruns, CURT est également très fréquent, il correspond à l'adjectif court qui désigne un homme de petite taille. ROL que l'on trouve dans deux feux de 11 personnes peut venir de l'ancien nom de baptême germanique, Hrod (gloire). Le feu complexe FLUMET rassemble 11 personnes, mais il est composé essentiellement d'enfants VERNAY, car on suppose qu'Humbert FLUMET s'est remarié avec Mathia, veuve d'Antoine VERNAY. FLUMET vient du latin "inter flumina", qui indique la presqu'île d'un confluent, il est inconnu en Maurienne en 1561, à l'inverse de VERNAY, toponyme fréquent désignant un bois d'aulnes. On recense trois feux CLAVANDIER de 10 personnes, CLAVAUDIER serait un nom de métier désignant un fabricant de barrières ou de gros clous. Ce patronyme est-il en rapport avec l'activité de clouterie qui caractérise la Basse Maurienne ? Pour terminer cette étude, on retiendra que les trois patronymes suivants comptent deux feux de 10 ou 9 personnes et qu'ils sont en rapport avec la toponymie : MOLLIER désigne un terrain humide, boueux ou marécageux ; COMBET que l'on retrouve dans de nombreux lieux-dits de Savoie, est un terme d'origine celtique désignant une vallée étroite ; SOUVY (SOVY dans les registres BMS) ou SAUVY est possiblement dérivé de termes latins désignant des arbustes comme le sureau à grappes ou le cornouiller sanguin, mais peut aussi venir de l'occitan qui désigne une personne bien portante. Les patronymes ne sont pas éternels, ils peuvent disparaître quand les familles n'ont plus de descendants masculins. Les Archives de Savoie disposent d'une autre consigne du sel établie en 1759, on observe que deux siècles plus tard, seulement 10 des 50 patronymes de 1561 ont encore des descendants à Saint-Léger. Ce faible taux de 20 % s'explique par la grande diversité des patronymes et pour beaucoup, leur faible implantation locale. On notera cependant qu'un patronyme répandu n'est pas une garantie absolue de survie : sur les 10 premiers patronymes du dénombrement de 1561, seulement 5 sont présents au dénombrement de 1759, soit un taux de 50%.
Les indicateurs économiques : les pauvres, le personnel domestique, le cheptel
Seuil de pauvreté et taux de pauvreté
Le dénombrement de 1561 est d'abord une opération fiscale. Il distingue les personnes solvables et les "pauvres et misérables" qui sont exemptés de l'impôt. Une ordonnance du 12 janvier 1562 précise que le seuil de pauvreté pour un feu concerne les personnes " ayant moins de 50 écus en biens meubles ou immeubles, et n'ayant ni métier ni art avec lequel ils pourraient gagner leur vie sans mendier ". 50 écus correspondent à un capital mobilier et immobilier de 250 florins. Pour apprécier ce seuil de pauvreté, Bruno Gachet a relevé les prix de différents biens (bâtiments, terrains, bétail, denrées, objets, travail) au milieu du XVIe siècle et il en conclut qu'il représente vraiment une situation d'indigence. Dans les listes des paroisses, on trouve souvent en marge les lettres P ou M pour repérer les feux pauvres ou misérables, mais il n'y a pas de règles pour distinguer les deux types de population. Le classement étant établi localement par les syndics et les curés, il en résulte des taux de pauvreté très disparates selon les provinces et les paroisses de Savoie. Au total, 26 % des feux sont pauvres ou misérables, mais le Faucigny se distingue par des taux dépassant 40 % alors qu'en Tarentaise et en Maurienne, les taux sont en général inférieurs à 15 % (15).
À Saint-Léger en 1561, on recense 10 feux pauvres sur un total de 63, soit un pourcentage de 15,9 %. Au niveau des personnes, il y a 41 pauvres contre 244 personnes solvables, soit un pourcentage de 14,4 %. Ce second taux de pauvreté un peu inférieur au premier calcul s'explique par une taille moyenne des feux plus petite : 4,1 personnes dans les feux pauvres contre 4,6 personnes dans les feux solvables. Compte tenu de la subjectivité du classement, il est bien difficile d'en tirer des conclusions solides et encore plus d'expliquer les écarts que l'on peut observer localement : au niveau des personnes le taux de pauvreté s'élève à 33 % à Saint-Pierre-de-Belleville et il grimpe à 39 % à Aiguebelle. On peut cependant avancer qu'il devait être plus facile de survivre dans les paroisses rurales possédant d'importants terrains communaux que dans les bourgs où la mendicité était la règle (16).
Note (15) : Au cœur du XVIe siècle en Savoie, la gabelle du sel de 1561, Les pauvres gens, pages 65 et suivantes.
Note (16) : Les noms de famille mauriennais, Les pauvres et les misérables, pages 22-23.
Le personnel domestique
La présence de personnes de service peut être l'indicateur d'une plus grande aisance économique ou d'un plus grand prestige social pour les feux de nobles et de notables. L'ensemble composé des chambrières, des serviteurs ou valets, des bergers et bergères représente 3,4 % de l'échantillon de population de la Savoie étudié par Bruno Gachet et 4,4 % de la population de l'ensemble des paroisses de Maurienne étudié par les auteurs des noms de famille mauriennais (17). À Saint-Léger, on a vu en début d'article que le pourcentage est plus élevé puisque les 23 personnes de service représentent 7,5 % des 308 habitants. C'est un niveau surprenant, car il est identique à la cité de Saint-Jean-de Maurienne et un peu en dessous des 8,5 % du bourg de La Chambre, mais ces deux paroisses urbanisées ont une structure sociale bien différente avec une présence importante de nobles et de prêtres (16). Il n'y a pas de nobles à Saint-Léger en 1561, les seuls titres indiqués dans le dénombrement sont ceux du châtelain Louis THEVENIN qui est qualifié de "maître" (cela peut signifier qu'il est notaire) et Messire prêtre vicaire Antoine BRUN (ecclésiastique moins fortuné qu'un curé de paroisse et qui n'a pas de personnel de service). Il faut donc supposer qu'il existe à Saint-Léger un milieu de petits notables liés à l'élevage ou l'industrie qui ont les moyens de payer et nourrir une ou deux personnes de service.
Si on se place au niveau des feux, on en recense 18 qui ont du personnel de service, soit 28,6 % des 63 feux de la paroisse. Seulement 4 feux possèdent à la fois une chambrière et un serviteur et il n'y a qu'un seul feu avec un berger. Fort logiquement ces 18 feux sont en moyenne plus fortunés : la valeur moyenne de leur cheptel (paragraphe suivant pour le calcul) est de 160 florins, soit 4,8 fois plus que la moyenne de 33 florins des 45 feux qui n'ont pas de personnel de service. Cela se recoupe avec le fait qu'aucun n'est déclaré pauvre. Par ailleurs, ces 18 feux ont une taille moyenne plus importante : 4,9 personnes contre 4,4 pour les 45 autres feux, et la moyenne d'âge estimée du chef de feu est plus élevée de quelques années. On ne connaît pas l'identité des personnes de service ni leur origine géographique. On peut penser qu'une partie provient des familles du lieu qui ont placé de jeunes enfants dans des familles plus fortunées, mais il y a certainement des personnes provenant des autres paroisses de Maurienne. La composition est à 65 % féminine, car il y a 15 chambrières contre seulement 7 serviteurs et 1 berger.
Note (17) : Au cœur du XVIe siècle en Savoie, la gabelle du sel de 1561, page 104 ; et Les noms de famille mauriennais, tableau page 23 (pourcentage calculé sur une population en Maurienne de 41 174 habitants obtenue en additionnant 39 963 personnes identifiées et 1751 personnes de service).
Composition et valeur du cheptel
Le troisième indicateur économique dont on dispose est celui du "nombre de bêtes prenant sel". Le cheptel n'est cependant pas pris en compte dans le calcul de la gabelle en 1561, par contre il le sera au XVIIIe siècle. Les animaux recensés sont essentiellement des herbivores (bovins, ovins, caprins, équidés) qui ont besoin de sel pour compenser les carences en sodium des fourrages. En conséquence, les cochons ne sont pas recensés, car ils ne sont pas herbivores.
Dans son étude portant sur 57 communes de Savoie, Bruno Gachet montre qu'en 1561 les ovins dominent avec 46 % des bêtes, contre 36 % pour les bovins et 18 % pour les chèvres. Cette composition va changer au cours du temps, car en 1776, sur le même corpus d'étude, les bovins sont devenus majoritaires avec 54,5 %, les ovins représentent moins de 30 % et les caprins moins de 16 %. Les auteurs des noms de famille mauriennais ont pour leur part comptabilisés le cheptel de 54 paroisses et signalent que 13 paroisses ne mentionnent pas les animaux. La Maurienne en 1561 se caractérise par une domination encore plus forte des ovins qui représentent 58,6 % des bêtes, contre 26,3 % pour les bovins (vaches, génisses, bœufs) et 15,1 % pour les chèvres. Les troupeaux les plus importants se trouvent dans les villages de montagne (Termignon, Bessans, Foncouverte, Saint-Jean-d'Arves et Valloire) (18). Sur les 776 bêtes recensées à Saint-Léger, la particularité est la domination des chèvres dont la part est de 40 % contre seulement 32 % pour les ovins et 28 % pour l'ensemble des bovins. Cette première place des chèvres dans le cheptel ne se retrouve que dans la paroisse voisine de Saint-Rémy, dans les autres paroisses de Maurienne il y a domination des ovins. Compte tenu de la répartition des animaux, seulement 12 feux possèdent des bœufs ou des génisses, 38 feux possèdent des vaches, 37 feux possèdent des ovins et 45 feux possèdent des chèvres.
Pour évaluer la valeur du cheptel on a retenu la valeur moyenne des prix de vente des animaux au milieu du XVIe siècle : 40 florins pour un bœuf, 10 florins pour une vache, 3 florins pour une brebis et 2 florins pour une chèvre. La faible valeur des chèvres a tendance à réduire la valeur du cheptel possédé à Saint-Léger. La possession d'une paire de bœufs d'une valeur de 80 florins est une signe d'aisance, mais aucun feu ne déclare un cheval qui peut valoir 100 florins ou un mulet qui peut aller jusqu'à 140 florins (19). Comme dans la grande majorité des feux de Savoie, les valeurs des cheptels à Saint-Léger sont modestes : 50 feux possèdent des bêtes à sel, la valeur moyenne du cheptel est de 88 florins, mais la valeur médiane est de seulement 57 florins (50 % des feux, soit 25 feux, possèdent un cheptel de moins de 57 florins). Les dix premiers feux concentrent 56 % de la valeur du cheptel, et on y trouve la plupart des feux qui possèdent des bœufs. Nous avons vu plus haut que cela se recoupait aussi avec la présence de personnes de service. Ce sous-ensemble rassemble certainement les feux les plus aisés de la paroisse. On notera qu'on y trouve 5 feux BERGIER (BERGER), patronyme dominant de Saint-Léger et probablement bien implanté. Le châtelain de Saint-Léger n'arrive qu'en 13ème position avec un cheptel d'une valeur de 103 florins et le modeste vicaire ferme la marche avec seulement 2 chèvres d'une valeur de 6 florins. Parmi les 13 feux de Saint-Léger qui ne possèdent pas de bêtes à sel, on retrouve assez logiquement 7 des 10 feux pauvres. Autre indicateur de fragilité économique, dans ce sous-groupe il y a également 5 cheffes de feu qui sont veuves. La perte du conjoint et l'impossibilité de se remarier présente souvent un risque de précarité.
Note (18) : Au cœur du XVIe siècle en Savoie, la gabelle du sel de 1561, composition et évolution du cheptel, page 82 ; et Les noms de famille mauriennais, Les anomaux "prenant sel", page 30.
Note (19) : Au cœur du XVIe siècle en Savoie, la gabelle du sel de 1561, Exemples de valeurs de biens vers le milieu du XVIe siècle, page 66 ; Constitution et valeur des cheptels, page 84.
Le dénombrement pour la gabelle du sel réalisé en Savoie en 1561 constitue un formidable instrument de connaissances sur la population (20). L'étude de la consigne de Saint-Léger montre une petite paroisse de 308 habitants qui se distingue en Maurienne par trois caractéristiques : une grande diversité de patronymes, une part des personnes de service aussi importante que celle de bourgs à la structure sociale plus diversifiée, une surreprésentation des chèvres dans le cheptel. Un recensement ne donne qu'une image de la population à un moment donné, il ne permet pas de saisir la dynamique qui la fait évoluer au cours du temps. Pour compléter le portrait de Saint-Léger et l'inscrire dans le temps, deux autres documents d'archives du XVIIIe siècle sont disponibles : le cadastre sarde de 1730 et la consigne du sel de 1759.
Note (20) : Dans une perspective généalogique vous pouvez retrouver les différentes branches familiales des 285 personnes identifiées à Saint-Léger en ligne sur le site Genenanet : https://www.geneanet.org/
La filiation avec des descendants est souvent difficile à établir, car les registres paroissiaux en Maurienne ne sont disponibles qu’à partir de 1622 (avec de nombreuses années manquantes jusqu’en 1647) : la distance de 61ans par rapport à 1561 représente plus de deux générations.
Par ailleurs, un tableau complet du recensement et les statistiques détaillées (tableaux de répartition, graphiques) sont disponibles sur un document Excel en ligne : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1NpBkHZ17H0R4sz2KvrTxAyTdOY8VTSsv/edit?usp=sharing&ouid=113552678762017327212&rtpof=true&sd=true
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